ASTRALIS


 

Traduction Armel Guerne

> Anthologie > Henri d'Ofterdingen > Soulima

"Astralis est, selon la définition qu’en donne Novalis, « l’humain sidérique » qui est né « au premier embrassement de Mathilde et de Henri."

 

Ludwig Tieck


 

C'était l'aube d'un jour d'été, quand je naquis,

Quand je sentis en moi, pour la première fois,

Mon pouls vivant - et tandis que l'amour

S'égarait toujours plus au profond de l'extase,

Je m'éveillais, et l'impatience grandissait

De moment en moment, se faisait plus pressante

A vouloir l'union plus intime et totale.

 - O Volupté, puissance où s'engendre mon être !

Je suis le centre, le foyer, la source sainte

D'où torrentiellement s'élance tout désir,

Et vers quoi tout désir, divers quand il se brise,

Finit par revenir, apaisé, se rejoindre.

Je vous suis inconnu, et vous m'avez vu naître ! 

N'avez-vous pas été témoins du premier choc,

Tout somnambule encor, de ma présence en moi,

Ce joyeux soir ?  N'avez-vous pas, sur vous, senti

Passer le doux frisson ravi du feu nouveau ? 

J'étais là, tout noyé dans les miels du calice,

Parfumé, parfumant; le vent d'or du matin

Berçait la fleur tout doucement.  Source intérieure

J'étais, lutte suave : à travers et sur moi

Tout ruisselait et m'élevait exquisement. 

Puis un premier pollen vint choir sur le pistil,

- Le baiser, songez-y, quand on sortit de table. 

Refluant tout à coup dans mes émanations,

- Oh! le temps d'un éclair - et déjà je bougeais,

Agitant le calice et les fins filaments.

Et là, tandis que je me commençais moi-même,

Par un précipité rapide des pensées

Les sens terrestres, tout soudain, avaient pris corps.

J'étais aveugle encor, mais des lueurs stellaires

Pointaient dans les lointains merveilleux de mon être.

Rien qui fût proche encore, et je n'étais qu'au loin

L'écho du fond des temps et aussi du futur.

L'amour, sa nostalgie et ses divinations

Firent d'un trait surgir et croître la conscience,

Et comme, en moi, la volupté montait ses flammes,

La douleur la plus haute, aussi, me transperça.

Le monde, autour du tertre clair, s'épanouit

Et la parole du prophète acquit des ailes :

Deux, ils ne le sont plus, mais Henri et Mathilde

Sont l'un à l'autre unis en une même image.

- je m'élevai dès lors, nouveau né dans le ciel,

Puisque était consommé le terrestre destin

Au glorieux instant de transfiguration ;

Aussi le Temps, qui désormais avait perdu

Ses droits, réclamait-il ce qu'il avait prêté.

 

Et le monde nouveau subitement parait,

Qui éclipse l'éclat du plus brillant soleil

A présent qu'on voit poindre hors des ruines moussues

Un avenir d'une splendeur prodigieuse,

Et que tout le banal avec l'habituel

Dorénavant se montre étrange et merveilleux.

En toutes chose l'Un, et dans l'Un toutes choses,

Voir l'image de Dieu sur une herbe, un caillou,

L'esprit de Dieu chez l'homme et dans les animaux,

Là est ce qu'on se doit d'avoir au fond du cœur.

Rien n'est plus commandé par le temps ni l'espace,

Le futur est ici présent dans le passé.

Le voici donc ouvert, le règne de l'Amour,

Et Fable qui commence d'en filer les jours. 

Le jeu initial inaugure tout être,

Chacun songe et se tend aux puissances du verbe ;

Ainsi est-il que la grande âme universelle

Immensément partout vit et s'épanouit.

 

Tout se doit prendre l'un dans l'autre en cohérence,

Et l'un par l'autre chacun doit croître et mûrir ;

Nul ne saurait se voir autrement que dans tous,

Car c'est en se mêlant intimement à eux,

En pénétrant avidement leurs profondeurs,

Que chacun rafraîchit spontanément son être

Et ouvre sa pensée à mille nouveautés.

Le monde se fait rêve; et rêver devient monde.

Ce qu'on croyait, en fait, être arrivé déjà,

On peut le voir, de loin, qui seulement s'avance.

L'Imaginaire est libre et peut vivre à sa guise,

Il peut régner enfin, et tisser ce qu'il veut,

Voilant ici, découvrant là certaines choses

Et puis s'évaporant, léger, dans sa magie.

La souffrance et la volupté, la mort, la vie

Sont ici en rapports parfaits de sympathie

Jamais de sa blessure il ne saurait guérir

Celui qui s'est voué au plus sublime amour.

Il faut, dans la douleur, que le bandeau s'arrache,

Le bandeau refermé sur l'œil intérieur,

Et que soit orphelin, un jour, le cœur fidèle,

Avant que de quitter ce monde de tristesse.

Le corps va se défaire et fondre dans les larmes

Le monde en son entier devient un grand tombeau

Où le cœur, qui se brûle au feu suppliciant

De son désir, ne viendra retomber qu'en cendres.