GASTON BACHELARD                                                                 

 

Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, Essai sur l'imagination de la matière, José Corti, 1942

> Études et témoignages

"Pour Novalis, la Nuit elle-même est une matière qui nous porte, un océan qui berce notre vie : "la Nuit te porte maternellement"

 

"Les êtres du rêve, chez Novalis, n'existent donc que lorsqu'on les touche, l'eau devient femme seulement contre la poitrine, elle ne donne pas des images lointaines. Ce caractère physique très curieux de certains rêves novalisiens nous semble mériter un nom. Au lieu de dire que Novalis est un Voyant qui voit l'invisible, nous dirions volontiers que c'est un Touchant qui touche l'intouchable, l'impalpable, l'irréel. Il va plus au fond que tous les rêveurs. Son rêve est un rêve dans un rêve, non pas dans le sens éthéré, mais dans le sens de la profondeur. "


"Après avoir trempé ses mains et humecté ses lèvres dans un bassin rencontré en rêve, Novalis est pris d'un "désir insurmontable de se baigner". Aucune vision ne l'y invite. C'est la substance même qu'il a touchée de ses mains et de ses lèvres qui l'appelle. Elle l'appelle matériellement, en vertu, semble-t-il, d'une participation magique.

Le rêveur se déshabille et descend dans le bassin. Alors seulement les images viennent, elle sortent de la matière, elles naissent, comme d'un germe, d'une réalité sensuelle primitive, d'une ivresse qui ne sait pas encore se projeter : "De toutes parts surgissaient des images inconnues qui se fondaient, également, l'une dans l'autre, pour devenir des êtres visibles et entourer [le rêveur], de sorte que chaque onde du délicieux élément se collait à lui étroitement ainsi qu'une douce poitrine. Il semblait que dans ce flot se fût dissous un groupe de charmantes filles qui, pour un instant, redevenaient des corps au contact du jeune homme."

Page merveilleuse, d'une imagination profondément matérialisée, où l'eau, - en son volume, en sa masse, - et non plus dans la simple féerie de ses reflets, apparaît comme de la jeune fille dissoute, comme une essence liquide de jeune fille, "eine Auflösung reizender Mädchen".

"L'imagination de Novalis est commandée par un calorisme, c'est-à-dire par le désir d'une substance chaude, douce, tiède, enveloppante, protectrice, par le besoin d'une matière qui entoure l'être entier et qui le pénètre intimement. C'est une imagination qui se développe en profondeur. Les fantômes sortent de la substance comme des formes vaporeuses, mais pleines, comme des êtres éphémères, mais qu'on a pu toucher, auxquels on a communiqué un peu de la chaleur profonde de la vie intime."

"Il semble que les rêves de Novalis et toutes ses songeries aient, sans fin, cherché l'union d'un humide radical et d'une chaleur diffuse. On peut expliquer ainsi le bel équilibre onirique de l'œuvre novalisienne. Novalis a connu un rêve qui se portait bien, un rêve qui dormait bien."

"Le rêve de Novalis est un rêve formé dans la méditation d'une eau qui enveloppe et pénètre le rêveur, d'une eau qui apporte un bien-être chaud et massif, un bien-être à la fois en volume et en densité. C'est un enchantement non pas par les images ; mais par les substances. C'est pourquoi on peut user du rêve novalisien comme d'un merveilleux narcotique. Il est presque une substance psychique qui donne le calme à tout psychisme agité. Si l'on veut bien méditer la page que nous avons rappelée, on reconnaîtra qu'elle apporte une nouvelle lumière pour comprendre un point important de la psychologie du rêve."