ABRAHAM WERNER                                                                   

 



(1750-1817)

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Né en 1750, en Haute Lusace, Abraham Werner, professeur de minéralogie à l'École des Mines de Freiberg, mourra à Dresde en 1817. Novalis, qui reçut son enseignement, aura l'occasion de lui rendre hommage à deux reprises, dans les Disciples à Saïs où il apparaît sous les traits du Maître ainsi que dans Henri d'Ofterdingen.


Les portraits que l'on a de lui et les témoignages sur sa personne nous présente un homme robuste et sain, dont le regard rehaussait l'attrait exercé sur ses auditeurs par un verbe fascinant. On devait être sous le charme en l'écoutant. Mais les esprits qui, entraînés par ce charisme même, voulaient, comme dit Saint Paul, "scruter tout, jusqu'aux profondeurs divines", se sentaient déçus ou irrités lorsqu'ils se retrouvaient seuls. Ses paysages géognostiques sont bien d'un peintre que les penseurs romantiques ne pouvaient renier, mais si Werner a voulu décrire le comment des origines immanentes de notre terre, il semble s'être interdit de spéculer sur le pourquoi ontologique et métahistorique des deux premiers versets mosaïques. Sa géognosie n'est pas une géosophie.

Antoine Faivre


« C'est tout au long d'une vie de bonheur et de joie que la Providence m'a mené, et je ne sache pas qu'un seul jour ait pris fin sans que mon cœur en fût plein de reconnaissance, avant que d'aller s'en reposer. Heureux, je l'ai toujours été dans l'exécution de mes tâches, et notre Père à tous, au ciel, m'a préservé du mal et gardé jusqu'à la vieillesse dans l'honneur. Après lui, je suis redevable de tout à mon vieux maître, qui a depuis longtemps été rejoindre ses ancêtres, maintenant, et que je ne puis évoquer sans larmes. C'était un homme selon le cœur de Dieu, un homme de l'ancien temps. Il avait été doué de la profondeur d'intuition, mais n'en était pas moins plein de candeur et d'humilité dans sa conduite. La mine, grâce à lui, a connu un essor magnifique et a rapporté au duc de Bohême de fabuleux trésors; toute la contrée y a gagné en population et en confort, devenant un pays florissant. Il n'est pas un mineur qui ne le vénère comme un père, et tant que subsistera la ville d'Eula, son nom y restera vivant, prononcé avec émotion et reconnaissance. Il était natif de Lusace et se nommait Werner. »

Henri d'Ofterdingen


« Pendant ce discours, le Maître et ses disciples s'étaient approchés du groupe.  Les voyageurs se levèrent et le saluèrent avec grand respect. Une bienfaisante fraîcheur se répandit des sombres allées couvertes sur le perron et sur les marches.  Le Maître fit apporter une de ces pierres singulièrement lumineuses qu'on nomme escarboucles, et une lumière rouge, forte et claire, baigna toutes les formes et les vêtements. Bientôt, une entente amicale se fit entre tous, une profonde sympathie les gagna. Cependant qu'une musique, de loin, se faisait entendre et qu'une flamme rafraîchissante scintillait dans les cristaux et jusque sur les lèvres de ceux qui  parlaient, les étrangers narraient les souvenirs remarquables de leur lointain voyage.  Pleins du grand besoin et du désir immense de savoir, ils s'en étaient allés pour rechercher les traces de ce peuple du passé, de cette race originelle et perdue dont les hommes d'aujourd'hui semblent être les restes dégénérés et sauvages, et à la haute culture de laquelle ils doivent encore leurs connaissances les plus importantes et les plus utiles, leurs plus importants et indispensables instruments.  Particulièrement, les avait attirés cette langue sacrée qui avait été le lien brillant entre ces hommes royaux et les contrées supra-terrestres et leurs habitants, cette langue sacrée, dont au dire de nombreuses légendes diverses, quelques mots avaient pu demeurer la propriété de quelques heureux sages parmi nos ancêtres. Son verbe était un chant miraculeux, dont les sons irrésistibles pénétraient profond dans l'intérieur de la Nature et l'analysait. Ses vibrations, avec un pouvoir de création le plus fort, excitaient et émouvaient toutes les figures et formes des phénomènes du monde l'on pouvait dire avec raison que la vie de tout l'Univers était une éternelle conversation à mille voix; dans ses paroles, en effet, toutes les forces, toutes les sortes d'activité semblaient être assemblées et ne faire qu'un, inconcevablement.  Rechercher les débris de cette langue - ou du moins tous les renseignements sur elle - tel avait été le but capital de leur voyage; et c'était sa célébrité et sa réputation d'antiquité qui les avait attirés à Saïs. Ils espéraient y obtenir des renseignements importants des sages conservateurs des archives du temple, et peut-être, trouver eux-mêmes des éclaircissements dans les vastes collections de toutes sortes. Ils prièrent le Maître de leur donner licence de dormir une nuit dans le temple et d'assister, pendant quelques jours, à ses leçons. Ils obtinrent e qu'ils désiraient; et ils se réjouissaient du fond du cœur à la façon dont le Maître, de diverses remarques tirées des trésors de son expérience, accompagnait leur récit et déployait devant eux une suite d'histoires de descriptions plaisantes et instructives. A la fin, il en vint à parler de la mission de son âge, qui est de réveiller dans les jeunes âmes le sens de la Nature qu'on y distingue, de l'exercer, de l'affiner et de l'aiguiser, de le greffer sur les autres dispositions pour des fleurs et des fruits meilleurs et plus purs.

Être un annonciateur, un messie de la Nature, dit le Maître, est une mission belle et sacrée. Mais ce n'est pas assez seulement que d'embrasser les connaissances et d'en faire la synthèse, ni d'avoir simplement le don d'associer aisément et nettement ces connaissances à des notions et des expériences connues, ou de changer pour des expressions plus familières, les mots propres qui résonnent étrangement à l'oreille; ni même ce n'est encore assez que la dextérité d'une imagination féconde sache ordonner les phénomènes de la Nature en tableaux facilement compréhensibles et lumineusement justes qui, par le charme de la comparaison et par la richesse de leur contenu, éveillent l'appétit impatient des sens et le satisfont, ou bien enchantent l'esprit par leur profonde signification; non! tout ceci ne répond pas encore à l'exigence d'un véritable chercheur et praticien de la Nature. S'il s'agissait de quelque autre chose que la Nature, ce serait suffisant peut-être; mais celui qui tend vers la Nature un profond et grand désir, celui qui cherche tout en elle et qui, pour ainsi dire, est l'organe sensible de sa secrète activité, celui-là ne reconnaîtra pour son maître et comme confident intime de la Nature que l'homme qui parle d'elle avec ferveur et avec foi, celui dont les discours ont la merveilleuse, l'inimitable énergie et indissolubilité qui annoncent et révèlent les authentiques évangiles et les inspirations vraies. Quant aux favorables et originales dispositions d'une âme telle et si naturelle, elles doivent, dès le plus jeune âge, être soutenues avec un zèle assidu qui jamais ne se relâche, et cultivées dans la solitude et le silence - car la constance de l'attention ne supporte pas beaucoup de discours - et elles doivent être entretenues par une existence simple, quasi enfantine, et par une patience inlassable.  Mais le temps ne se laisse pas fixer, qu'il faudra jusqu'à ce que, bientôt, on participe à l'un des mystères. Tels, heureux élus, réussissent très tôt; tels autres parviennent d'abord à un grand âge. Mais un chercheur véritable ne se fait jamais vieux : toute passion éternelle est en dehors du domaine de la durée de la vie; et plus l'enveloppe extérieure se fane, plus se fait clair et brillant et fort le noyau.  Ce don ne tient pas à la beauté extérieure, ni à la force non plus, ni à la pénétration, ni à quelque autre avantage humain. De tous les rangs, à tout âge et de toute race, dans tous les siècles et sous tous les climats, il y eut des hommes élus que la Nature choisit pour ses disciples et qui furent doués de la conception intérieure. Souvent ils parurent, ces hommes, être plus naïfs et plus maladroits que les autres, et leur vie entière durant, ils demeurèrent dans l'obscurité de la grande foule. Il faut même estimer d'une rareté extrême si l'on trouve, unie à une grande éloquence, à de l'habileté et à un comportement glorieux, la véritable compréhension de la Nature, alors que d'ordinaire des paroles simples l'accompagnent (ou la produisent) et une pensée toute droite et sincère et une existence fruste. 

     C'est dans l'atelier de l'artiste et de l'artisan, et partout où sont les hommes, de diverses façons, en rapports directs et en lutte avec la Nature, dans les travaux des champs, par exemple, ou sur mer, ou au fond des mines, ou dans l'élevage du bétail et dans bien d'autres métiers, que ce sens paraît, le plus souvent et le mieux, se développer. Or, si tout art, pour parvenir à ses fins requises, réside essentiellement dans la connaissance des moyens propres à provoquer tel effet et tel phénomène désignés, et aussi dans l'habileté du choix et de la mise en œuvre de ces moyens, alors celui qui se sent appelé intérieurement à amener un grand nombre d'hommes à l'intelligence de la Nature, à cultiver surtout chez ces hommes et à développer les aptitudes qu'ils ont : celui-là devra veiller tout d'abord, avec soin, aux occasions naturelles qui s'offriront, propices à ce développement, et chercher à apprendre lui-même les fondements et les éléments de cet art de la Nature. Grâce à l'expérience qu'il aura ainsi acquise, il se fera, pour soi, fondé sur l'épreuve expérimentale, sur l'analyse et la comparaison, un système des adaptations nécessaires aux moyens de tout individu donné, et il s'assimilera ce système jusqu'à s'en faire une seconde nature; alors, et avec enthousiasme, il pourra commencer sa mission très féconde.

     A celui-là, mais à celui-là seulement, on pourra avec raison donner le nom de Maître de la Nature, tandis que tout autre simple naturaliste ne saurait que par accident ou par sympathie, ainsi même qu'un produit de la Nature elle-même, éveiller ce Sens de la Nature. »

Les Disciples à Saïs