CHARLES DU BOS                                                                         

 

Charles Du Bos, "Fragments sur Novalis", Cahiers du Sud, 1937

> Études et témoignages

"Das Beste ist überall die Stimmung. - Le meilleur réside partout dans la stimmung". Cette parole des Lehrlinge zu Sais figure la devise de Novalis, orientent toutes ses démarches intimes, elle commande son attitude vitale elle-même.


"Novalis nous montre toutes choses dans une lumière qui lui est propre. Il suffit que nous prononcions son nom pour que nous environne le monde tel qu'il lui apparaissait, - semblable à une vallée qui repose dans le calme du soir, et se découvre au voyageur tandis qu'aux derniers rayons du soleil il redescend de la montagne : tout alentour, l'immobile chaleur de l'air ; au ciel encore bleu, le mat argenté de la lune ; les montagnes nous enveloppent, mais avec une intimité qui n'a rien d'opprimant; jamais l'idée ne nous vient que de l'autre côté les routes mènent à des villes et à des régions tumultueuses. Tout concourt à cette impression : le mode de penser de Novalis, son destin, les conditions dans lesquelles il vécut. Il était si loin du bruit de l'actualité, soustrait au pressant contact de la vie. A peine mûr, lui échoit l'expérience de ces jours heureux d'Iéna où la vision romantique de l'univers était dans sa fleur, où Frédéric et Guillaume Schlegel, Tieck et Schelling rêvaient le rêve d'une poésie et d'une philosophie nouvelles. A ce qui se passa alors, il communique, en quelque sorte, l'empreinte de la qualité et de la profondeur de son âme ; avant qu'il n'ait atteint la trentième année, il meurt. Sur sa mémoire flotte une lueur de poésie, et qui s'étend à toutes les paroles de ses amis chaque fois qu'ils l'évoquent."

J'ignorais le texte de Dilthey lorsqu'à la fin d'août 1911, en cet été où nous fut vraiment dispensée "l'immobile chaleur de l'air", je séjournais dans la vallée de Reinhardsbrunn, au cœur de la forêt de Thuringe. Période la plus tendue, des longues négociations consécutives à la crise d'Agadir : aux heures de courrier, on se penchait avec anxiété sur les journaux ; - et cependant, en dépit de l'inquiétude même, que l'on était "loin du bruit de l'actualité", qu'il était difficile de concevoir que "de l'autre côté les routes" menassent "à des villes et à des régions tumultueuses"! Compagnon quotidien de mes promenades et de mes haltes, où retrouverai-je, pour lire Novalis, paysage qui aussi bien lui convienne ? La pure senteur des pins, le sable roux et la ferme élasticité du sol, les grands étangs, si tranquilles et si limpides, avec, sur les bords, des végétations du brun le plus délicat, et qui offraient à l'œil la même transparence ingénue que la prose des Lehrlinge zu Sais, qui, comme elle, émerveillés, semblaient encerclés de leur propre enchantement. A la descente du soir, dont la douceur unifie, tout entier le paysage se recueillait autour du château grand-ducal : j'avais alors l'impression que revivait sous mes yeux l'expérience relatée dans le Journal lorsque, de Tennstedt, Novalis gagnait à cheval le château de Grüningen, le château de Sophie. "Un homme me désigna dans le lointain le château de Grüningen : j'avançai allègrement, franchis à cheval la rivière et me trouvai corps et âme à Grüningen, ou bien plutôt mon corps y rencontra mon âme qui déjà y résidait. A l'hôtellerie, tout près de l'entrée du village, je mis pied à terre, attachai ma monture et m'enquis de quelqu'un qui pût porter une lettre au château. Une jeune femme s'offrit; ma présence paraissait éveiller les soupçons des gens qui riaient entre eux et me dirent que le maître n'était pas à la maison. Je chargeai la messagère de mentionner que la lettre venait de Tennstedt où le porteur était retourné aussitôt, et d’ajouter mille compliments. Elle partit sur-le-champ, et une autre jeune femme me dit qu'il devait s'agir d'un secret : elle avait l'air de me tenir pour ce que j'étais en effet, pour un adorateur de quelqu'une des dames du château. Je réitérai ma prière que, dans le cas où l'on s'informât de moi, l'on assurât que j'étais reparti incontinent à cheval pour Tennstedt. Je quittai lentement le village, considérai avec nostalgie le château jaune de l'autre côté de l'eau - et pris le trot. Toutes les dix minutes, je m'arrêtais et regardais autour de moi. La contrée m'est devenue si vivante, je voulais en graver dans ma mémoire tous les détails." - "Jenseits des Wassers sah ich das gelbe Schloss sehnsuchtsvoll an" : sur le château, jaune lui aussi, du grand-duc de Coburg-Gotha, la page de Novalis avait posé son ensorcellement : corps et âme, j'étais bien dans un même lieu, mais où Reinhardsbrunn et Grüningen d'indicible manière s'amalgamaient; et lorsque, quelques années plus tard, je découvris le texte de Dilthey, je reconnus qu'il m'avait été concédé de lire Novalis au moins une fois dans l'éclairage qui lui est propre.