HERMANN HESSE

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Hermann Hesse

Hermann Hesse
(1877-1962)


A propos des pèlerins d'Orient

           "Les formes qu'ont prises actuellement notre culte de la pensée et le Jeu des Perles de Verre leur doivent beaucoup à cet égard, ils les orientèrent en particulier vers la voie de la contemplation. Les pèlerins d'Orient apportèrent également leur contributions à nos nouvelles conceptions de la culture et de ses possibilités de survie, moins par leur œuvre dans le domaine des sciences analytiques que par la faculté, qu'ils devaient à d'antiques pratiques secrètes, de se transporter par magie dans des époques et des civilisations reculées."

Le Jeu des perles de verre

          "Depuis quelques jours, il était subjugué par la force pleine de douceur que dégage le plus profond et le plus suave d'entre les romantiques, celui dont la langue aux tonalité sombres, saturées d'essences et d'intuitions subtiles, l'avait soumis de son plein gré à ses rythmes mélodieux. C'était une harmonie mystique, semblable au bruissement lointain d'un grand fleuve au plus profond de la nuit, dominé par une voûte où fuyaient les nuages dans la lumière bleuissante des étoiles, une harmonie pénétrée d'allusions à tous les mystères de la vie et à toutes les tendresses secrètes de la pensée"

           "Il lut le premier Hymne à la Nuit. Sa voix bien timbrée épousait avec simplicité et noblesse le caractère grave et pathétique du poème. Pour tout poète, le moment de son triomphe le plus pur est celui où une jeune âme enthousiaste fait connaître son œuvre à un ami."

          "Tout en marchant, il se souvenait avec plaisir des récits de voyage dans Henri d'Ofterdingen, qu'il avait déjà lu deux fois. Il pensa aux vers tendres et spirituels de la dédicace, à leur grâce énigmatique et légère, et il se sentit pénétré par les résonances harmonieuses de cette musique intérieure. Peut-être ne savait-il pas à quel point il ressemblait lui-même au jeune Ofterdingen de ce poème. Ce qui lui manquait encore en qualités viriles donnait précisément à sa manière d'être cette fraîcheur désarmantes et si enviable. Un parfum de jeunesse émanait de cet être dont l'ingénuité n'avait pas encore été altéré par ces grandes douleurs qui donnent la consécration de la maturité"

La Leçon interrompue, Calmann-Lévy, 1978

           "On ne considérait plus, comme jusqu'alors, les témoignages laissés par les anciennes religions sous un angle avant tout historique, sociologique ou philosophique, mais on cherchait à évaluer leurs forces vitales immédiates, l'action psychologique et magique de leurs structures, de leurs images, de leurs pratiques. Toutefois, chez les aînés et chez les enseignants prédominaient encore la curiosité quelque peu blasée qui caractérise l'esprit purement scientifique, une certaine joie de collectionner, de comparer, d'expliquer, de classer et d'en savoir plus que les autres; les plus jeunes et les écoliers, en revanche, se livraient à ces études dans un nouvel esprit, c'est-à-dire qu'ils étaient pleins de respect et même d'envie à l'égard des manifestations de la vie religieuse, pleins d'appétit pour le contenu de ces cultes et de ces formules que l'histoire nous a transmis ; à la fois las de vivre et prêts à croire, ils étaient animés d'un ardent et secret désir d'atteindre le cœur de toutes ces manifestations, d'arriver à une foi et à une force d'âme qui leur permettraient peut-être de vivre comme leurs lointains ancêtres, en obéissant à de fortes et hautes impulsions et avec cette fraîcheur, cette intensité depuis lors disparues, mais qui rayonnent encore dans les cérémonies religieuses et dans les œuvres d'art du temps passé.

            Un exemple célèbre est celui de ce jeune privat-docent de Marburg qui s'était proposé de retracer la vie et la mort du pieux écrivain Novalis. On sait que Novalis, après la mort de sa fiancée, avait pris la résolution de ne pas lui survivre et que, pour cela, en véritable croyant et poète, il n'avait pas utilisé de moyens matériels tels que le poison ou l'arme à feu, mais s'était lentement acheminé vers la mort par des procédés purement psychiques et magiques, de sorte qu'il mourut très jeune. Le privat-docent tomba sous le charme de ce mode étrange de vivre et de mourir et fut saisi par le désir d'en faire autant que le poète et de mourir comme lui, sans recourir à d'autres moyens que l'imitation morale et une même orientation de son esprit. Ce qui l'avait poussé à cela, ce n'était pas à proprement parler le dégoût de la vie mais plutôt la nostalgie du miracle, c'est-à-dire de l'influence et de la domination des forces de l'âme sur la vie corporelle. Effectivement, ce privat-docent vécut et mourut à l'exemple du poète, avant d'avoir atteint sa trentième année. Ce cas avait fait sensation à l'époque et avait été condamné de la façon la plus sévère aussi bien par l'ensemble des cercles conservateurs que par cette partie des jeunes qui trouvaient dans le sport et les plaisirs de la vie matérielle de quoi satisfaire à leurs exigences.  En voilà assez sur ce sujet. Nous n'avons pas l'intention d'analyser ici cette époque, nous voulons seulement indiquer l'état d'âme et le climat moral des cercles auxquels appartenait le candidat Edmond."

Edmund, 1934


Néoromantisme

"Le petit nombre de poètes dont les œuvres commencent depuis peu à se faire connaître sous le nom de « néoromantiques » présente un rapport étroit et fréquemment voulu avec le romantisme allemand de la première heure dont il est souvent fait mention aujourd'hui, à propos des fêtes de son centenaire. C'est le romantisme de Frédéric Schlegel et du jeune Tieck, mais surtout celui de Novalis qui accède ainsi à une renaissance étrange et significative. Les néoromantiques apprécient et chérissent avant tout ce parfum, pénétré de douceur et d'intuitions, qui répand sa nostalgie et son merveilleux pouvoir de sympathie sur l'œuvre inachevée de Novalis - le parfum de la fleur bleue.

          Il semble que le germe mystérieusement vivant de ce romantisme d'autrefois, développé de façon souvent peu artistique, exploité et déshonoré par la littérature des premières décennies de notre siècle, produise aujourd'hui de nouvelles pousses après un silence absolu de cinquante années. Ce que nous avons vu en résulter jusqu'ici égale à peu près les modèles par la valeur poétique et les dépasse peut-être par la vitalité et la sérénité intérieure. On dirait que la précipitation combative, l'activité nerveuse incessante déployée en tous sens et jusqu'à l'épuisement par ces précoces génies romantiques veuille maintenant porter des fruits sur leurs tombes presque oubliées. Tous ces écrivains-là, sans exception, s'exténuèrent à soutenir ce combat mouvementé et ce sont eux qui donnèrent sa coloration particulière à la vie intellectuelle des années 1800 ; l'atmosphère de fermentation, de vie fiévreuse et rapidement consumée de cette brève époque fut leur élément et le principe de leur perte. Le destin de cette communauté de jeunes poètes-philosophes nous saisit comme une tragédie d'une intensité extrême; ils finissent tous tragiquement, dévorés par l'ardeur de leur flamme intérieure. Si l'on considère la brève histoire de la première école romantique, on se sent fasciné par cette vie débordante de génie, par son éblouissante floraison et par son triste et rapide flétrissement. Que Novalis, le seul, dans cette communauté, qui fût intérieurement solide et qui dominât son époque, que Novalis soit mort jeune, c'est vraiment la tragédie de la première école romantique. Avec la mort de Novalis, le plus grand espoir de cette école fut anéanti ; après lui, les autres espérances s'éteignirent rapidement et sans gloire.

          C'est précisément à Novalis que se rattache la poésie néoromantique. Elle a reconnu la valeur de celui qu'elle avait si longtemps méconnu, elle l'a redécouvert et trouvé en lui un chef vénéré qui échappe à toutes les contestations, à toutes les querelles artistiques du monde moderne. Si le nouveau romantisme a aussi adopté la fleur bleue pour symbole, il a cependant mieux compris le sens de ce symbole que ne l'avaient fait les contemporains de Novalis.

          La fleur bleue, objet de toute nostalgie poétique, est invisible et s'épanouit au cœur de toute âme profonde et ardente; elle est elle-même tout à la fois désir et plénitude. Conserver son merveilleux parfum et le faire partager aux autres, voilà la fonction de la poésie romantique. C'est pourquoi cette poésie a toujours été le contraire du classicisme, elle revêt des formes délicates, se cherche des voies silencieuses, car le chemin qui conduit de la première vision jusqu'au poème est long et périlleux. Respect devant la voix de l'éternité, attention profonde au rythme de la vie intérieure, sentiment de communion avec les sources cachées de l'âme : telle est, en son essence, la profession de foi romantique.

          Interrompue par la mort de Novalis, l'histoire du véritable romantisme va recommencer. L'expression fleur bleue, devenue motif de raillerie à la faveur d'un malentendu populaire, a purifié une nouvelle génération de jeunes qui remettra en honneur cette émanation d'un rêve né dans l'âme enthousiaste de leurs malheureux prédécesseurs."

Supplément à une lettre à Eugène Diederichs, 1900, cf. Lettres (1900-1962), Calmann-Lévy, 1981