MARCEL BRION


 

Marcel Brion, L'Allemagne romantique, Le voyage initiatique, 1, Albin Michel, 1977, pp. 181-182. 

> Études et témoignages > Henri d'Ofterdingen

"Heinrich von Ofterdingen est-il vraiment l'anti-Meister que l'on prétend quelquefois qu'il est? L'admettre ce serait supposer que Novalis aurait pris délibérément le contre-pied des Années d'apprentissage, la seule partie du roman qu'il connût, puisque les Années de voyage ont paru seulement une trentaine d'années après sa mort. En réalité, il a écrit un Märchen, un conte de fées de dimensions cosmiques, dont le développement immense aurait de toute manière été inachevé, même si le poète avait vécu pus longtemps que son destin ne le voulait. Les démarches de Goethe et les siennes suivaient des chemins si différents qu'aucune comparaison n'est possible entre les deux romans. Comme les Aventures d'Arthur Gordon Pym, cet autre chef-d'œuvre du voyage initiatique onirique et ésotérique, Heinrich von Ofterdingen se dirige vers tous les points du compas, parcourt le monde inférieur et le monde supérieur, et à la différence des autres apprentissages qu'une seule vie d'homme suffisait à accomplir, se prolonge dans les espaces du passé et de l'avenir avec autant de naturel et de normalité que d'autres à faire leur tour de l'Allemagne.

    La durée du voyage ignore toutes les limites que le temps met à l'activité de l'homme. Ici, plus qu'ailleurs, il est prouvé que l'initiation n'a pas de terme et que les royaumes de la fable y sont aussi familiers que les contrées terrestres. Dès le jour du départ, au moment où l'adolescent s'apprête à accompagner sa famille à Augsbourg où habitent les grands-parents, une intuition secrète nous avertit qu'un tel voyage n'est que l'ouverture - dans le sens où l'on parle de l'ouverture d'un opéra - d'un périple sans fin, annoncé à l'élu par les voix secrètes des rêves et des oracles, déposé comme un germe dans son esprit et dans son cœur, de l'accomplissement surhumain qui lui est promis. Aussi possède-t-il cette fraîcheur délicieuse de l'adolescence en bourgeon, cette possibilité du génie poétique qui n'a pas encore éclos, et l'ignorance des vertus héroïques qui s'épanouiront une fois arrivées à maturité. Qu'importe si les intentions de Novalis entendaient faire de ce perfectionnement inouï une encyclopédie des expériences et des connaissances humaines, cette Bible universelle qu'il annonce, en 1798, à Friedrich Schlegel à qui il avait fait, quelques mois plus tôt, confidence de sa découverte capitale : la religion de l'univers visible."