Corinne BAYLE

Note parue dans Le Nouveau Recueil, n°71, juin 2004

 

 

Charles Le Blanc, Laurent Margantin,  Olivier Schefer, La forme poétique du monde, anthologie du romantisme allemand, Corti/Domaine romantique, 2003

 

> L'œuvre de Novalis (en langue française) > Novalis, Semences, traduit par Olivier Schefer

 

Empruntant son titre à Novalis (Poëtische Weltform), ce livre est beaucoup plus qu’une anthologie, même si en effet s’y déploie la fine fleur de la littérature germanique vers 1800, et en particulier, les textes philosophiques de ce qu’on a appelé le “premier romantisme” (1795-1805), celui du groupe d’Iéna, autour des frères Schlegel et de la revue l’Athenäum. Avec un souci pédagogique dont on ne peut que leur savoir gré, les trois auteurs et traducteurs multiplient d’emblée les définitions, chacun à leur façon, toujours avec clarté, et une simplicité qui équivaut ici à l’esprit de finesse, tant sont complexes et entrelacés les phénomènes auxquels ils se réfèrent. Joignant la connaissance historique à une analyse sûre, la présentation progresse ainsi à partir de la question essentielle “qu’est-ce que le romantisme ?”, à laquelle les romantiques eux-mêmes répondaient diversement.

 

            Sans omettre les influences vécues par les jeunes gens qui eurent vingt ans lors de la Révolution française et lirent dans l’événement un écho de leur propre souhait de radicaliser l’urgence du monde neuf, les maîtres d’œuvre de l’ouvrage montrent comment se constitue la pensée de chacun des acteurs du romantisme allemand, à la fois singuliers dans leur démarche et accueillant la réflexion de l’autre comme un enrichissement commun. C’est toute la nébuleuse romantique qui est convoquée dans cet essai, de Schiller à Schelling, de Kleist à Hölderlin, de Wackenroder à Hoffmann, de Tieck à Brentano, de Kant à Hegel (la place me manque pour les énumérer tous comme ils le méritent). Quelles que soient les prises de position personnelles, le point de convergence est, non le déni de la raison au profit du cœur (simplification commode de manuels scolaires), mais le rejet de la raison comme vérité et seul accès à la réalité. Au contraire, les romantiques posent l’intuition comme acte immédiat de saisie du réel, un acte fondamental du Moi. Il ne s’agit donc pas tant de sentimentalité que de volonté, celle de refuser la fracture entre l’être et l’univers. Sous l’ascendant de Fichte, dans la mouvance post-kantienne, sans se confondre avec l’idéalisme (ou alors revendiqué sous sa forme “magique”), le romantisme a eu pour ambition de retrouver le sens originaire du monde — les poètes se sont promis de le “romantiser”, selon le vœu du Chevalier de Hardenberg. Le génie, dont le culte apparaît chez Friedrich Schlegel, est celui qui est capable de comprendre l’universalité. Cette recherche du savoir total aboutit à un sentiment d’étrangeté, qui fonde le caractère tragique de l’âme romantique. Cette conscience s’exaspère chez le poète, qui ressent plus que tout autre l’exil en tentant de réconcilier réflexion et sentiment, tendu vers l’infini, lequel se conçoit aussi comme le beau sans limites. Il est le magicien qui s’efforce de traduire les signes inintelligibles et d’en restituer les significations inouïes. D’où le fait que ces écrivains furent souvent des scientifiques, botanistes ou géologues, d’où également leur qualité de critiques ou d’ironistes, unissant en un même mouvement leur pratique poétique et la théorisation de cette pratique. “Poésie de la poésie” ou “poésie transcendentale”, elle est une démarche de réflexivité embrassant la différence entre le sujet et l’objet, l’œuvre elle-même devenant mise en scène de l’activité créatrice, liée à l’imagination productrice —  cet aspect métapoétique aura la fortune que l’on sait. Penser un nouveau rapport de l’homme et du monde, comme de l’artiste et son art, suppose une méthode d’approche quasi rationnelle, qui n’exclut pas la dimension onirique : le goût pour le fragment n’est pas qu’une coquetterie littéraire, mais bien l’expression de la variation et de la combinaison, entre intuition et vérité. L’univers est perçu comme une série de phénomènes, en terme de dynamique. S’il y a quête d’harmonie, elle n’est pas synthèse, mais “conservation des infinis visages du vivants”, pour paraphraser René Char, autre héritier, et lecteur lui aussi d’Héraclite pour qui “tout se fait par discorde”. La désignation du pré-romantisme originel  comme Sturm und Drang à partir du titre d’une pièce de Klinger (1777) met en lumière la violence intérieure et la lame de fonds qui soulèverait bientôt toute l’Europe, contre l’Aufklärung. La littérature en retira un immense profit, grâce au pouvoir de renouvellement contenu dans le romantisme, formidable levier. Les racines de notre modernité sont présentes dans les questions qui agitèrent les écrivains d’Iéna, notamment la méditation sur le langage comme lieu ontologique.

 

            Au terme de cette immersion à une rare profondeur de réflexion, le lecteur se sent plus intelligent, surtout s’il a eu la patience ou la curiosité d’aller au bout des plus de sept cent cinquante pages de l’ouvrage. Je veux cependant rassurer le paresseux ou le pressé, qui pourra se promener d’un chapitre à l’autre sans que l’intérêt ne faiblisse jamais. L’éventail de  réponses, illustrées de textes choisis, s’accompagne d’un éclairage nourri, que ce soit sur l’aspect esthétique ou éthique, sur religion et mysticisme, poésie et philosophie, musique et arts plastiques, ou encore sur la vision de l’histoire ou, moins attendue, celle de la science. J’en recommande toutefois la lecture intégrale, fût-elle à dose homéopathique, tant la marqueterie de ce puzzle mérite qu’on s’y attarde, rêvant parfois sur l’arabesque, méditant plus souvent sur le hiéroglyphe, du livre ou de l’univers. Comme le soulignait déjà Gœthe, le romantisme est une maladie : l’auteur de Werther ignorait cependant quel usage mercantile le XXe siècle en ferait, travestissant la plus haute pensée du monde en caricature de fadeur, dont la fleur bleue, quête mystique d’Heinrich von Ofterdingen, est le triste emblème dégradé.

 

            Quant à moi, je l’avoue, mon amour du romantisme n’est depuis longtemps plus opérable : je souhaite que cette anthologie permette de retrouver l’authenticité de l’aventure qui fut peut-être la plus exaltante de l’esprit et du cœur, non seulement parce qu’elle devait changer le regard sur la réalité, mais parce qu’elle en appelait à réinventer la vie. Ce seul programme devrait nous donner honte de l’avoir oublié. Comme l’écrit Olivier Schefer, “cette modernité a le visage de nos contradictions et de nos illusions” : c’est exactement ce que Baudelaire avait compris — écrire d’un lieu où tout est déjà perdu —, après Nerval, qui, lui, en mourut, à l’instar de ses frères allemands. Que Gérard ait pu s’écrier : “Teutonia, notre mère à tous !” prend son sens le plus émouvant après la lecture de cette somme passionnée.