ARMEL GUERNE ET NOVALIS

Armel Guerne

 

> Documents littéraires > Bibliographie > Armel Guerne, traducteur de Novalis

En hommage à Armel Guerne, poète et visionnaire, à qui l'œuvre de Novalis traduite en français par ses soins doit ce surcroît de beauté qui nous enchante.


NOVALIS : « Nom merveilleux qui devient à lui seul, déjà, rien qu’à l’entendre, comme le signe clair et presque, dirons nous, la clef du grand mystère de cette âme latine dans son corps allemand et son verbe germain. »

Novalis, mort comme un papillon, avait encore tout devant lui, tout à écrire, - et ce n'est sûrement pas lui qui eût pris pour une preuve ou le premier semblant d'une confirmation les soies du cocon encore chaud qu’il lui fallait quitter, comme une chrysalide. De tout son être, sans perdre une minute, sans perdre une occasion, il s'était préparé, ouvert de toutes parts, aménagé, disposé, assoupli. Était-il prêt ? Peut-être, mais il ignorait toujours si l'œuvre viendrait habiter son ouvrage ou si l'astre viendrait éclairer, remplir, combler ce qu'il s'était tant appliqué à faire devenir un destin.

Rhapsodie des fins dernières, 1977


Deux inédits

Novalis. - Même dans l'épaisseur de l'étoffe allemande (je veux dire la lourdeur de la langue et des mœurs) la transparence de sa pensée réussit à passer, furtive comme le génie-même et ductile comme le platine de sa volonté : d'une efficacité extraordinaire et d'autant plus enchanteresse qu'elle est insaisissable. Visiblement inapparente et cependant d'une puissance souveraine. La transparence d'une pensée qui révèle ce qui est là presque sans le montrer et presque sans le dire, sans s'interposer en tout cas; ne confiant cependant ses secrets qu'à ceux qui savent les entendre et ne découvrant ses trésors qu'à ceux qui, sachant déjà qu'ils existent, seront ainsi à la fois dignes et capables de les voir.

Peu d'hommes auront tracé une ligne aussi haute ; il ne parle qu'à ceux qui entendent et ne montre qu'à ceux qui voient. Tous les autres s'ennuient, mais ceux-là sont comblés de richesses inépuisables, certifiés à tout jamais dans l'espérance. Quoi de plus précieux? Car pour celui qui a le paysage devant soi comme celui en qui ruisselle le chant rafraîchissant, qu'importent les négations du peuple de la fin des temps, ce dont il a été dit qu'ils ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. On n'a rien à leur démontrer, et leurs pitoyables protestations se retournent contre eux-mêmes, seuls coupables.

Où qu'il tourne les yeux, l'homme ne rencontre partout que des limites, sauf vers le haut. C'est sans doute pourquoi les générations microscopiques d'une ère déconfite et affaissée qui ne survit que dans son seul microcosme, s'interdisent, sous peine de vertige, tout regard qui n'est pas borné, ne cherchant rien au-dessus d'elles de peur de le trouver. Le seule vision, pourtant, la seule vision vivante et nourricière est bien celle qui réussit à enjamber nos apparences pour entrevoir la réalité. Quand on revient de là, on sait que ce monde-ci est mort, ayant empoisonné son verbe et détruit sa nature."

LES HYMNES A LA NUIT. - Certainement l'œuvre capitale de Novalis et la seule achevée (si l'on excepte l'essai sur la Chrétienté et la courte suite intitulée Foi et Amour) - ces singuliers chants de louange sont au nombre de six - les 5 premiers imprimés en prose, et le 6ème sur 10 strophes, dans l'Atheanum, tome III, 2° cahier, paru en 1800. Ils forment une opulente symphonie directement greffée sur le tronc vigoureux de l'expérience intérieure et de la radicale et douloureuse conversion du poète demandant à la nuit et à la mort ce que les autres attendent étroitement du jour et de la vie. Ce ne sont que seize pages dans l'imprimé original, mais leur place est unique dans l'histoire des littératures. Unique et essentielle. Car il y a peu d'œuvres, finalement, dans le foisonnement d'ouvrages originaux et attachants du Romantisme allemand, dont la respiration universelle conservera toujours en vie ce qui fut bien un mouvement profond de l'Homme, l'empêchant de passer comme passent nécessairement toutes les écoles littéraires ou esthétiques. Avec les Hymnes à la Nuit, le génie de douceur et de grâce, de douleur, d'audace et de ferme volonté de Novalis est entré dans la poésie comme saint Jean de la Croix, par la contemplation de la Nuit Obscure, s'est élevé à la connaissance surnaturelle. L'hymne III, plus étroitement lié aux manifestations sensibles de ce renversement intérieur, au centre du poème, en est plutôt le cœur infiniment interrogeable que la clef systématique, comme ont pu le prétendre certains commentateurs.


Témoignages

La fréquentation de Novalis n'est pas une fréquentation artistique ou esthétique ; elle est une fréquentation intérieure, une amitié, et une amitié telle qu'à partir de là on est armé une fois pour toutes contre les secousses que peut vous apporter la vie. […] Moi-même, j'ai été mêlé à toutes les horreurs de l'Occupation, aux prisons, aux menaces de mort et c'est au fond Novalis qui m'a aidé à tenir le coup.

Interview d'A.G. pour Radio-Canada, 18 janvier 1976.

Rien de moins angélique qu'un ange, puisqu'il est tout de la couleur de sa mission. Novalis comme ange de l'immortalité. Il ne fut à aucun instant de lui-même un adolescent de génie, comme un jour nous viendra le flamboyant Rimbaud s'incendier dans ce mélange de fureur et d'allégresse. Rimbaud courait allumer feu à feu et suspendait de clocher à clocher des guirlandes de lumières. Novalis, grave, s'en éclairait, abolissant les âges en touchant aux extrémités du temps sur le bord d'une tombe, recueillant en une seule image, héritant de toutes les jeunesses de la sagesse immortelle : Novalis a été et ne cessa pas un instant d'être éternellement le génie éternel de l'adolescence. Le poète suprême. Non le plus grand. Le plus naturellement surnaturel de tous, le plus lucide ; non pas le plus éblouissant dans le visible de ses œuvres, mais le plus transparent, divinement, dans la substance de leur être ; donc le plus vrai : présent lui-même au plus près de la poésie, et non par le chemin des poèmes qui y mènent, mais avec les paroles qui descendent de là, toutes fraîches encore et se baignant dans les magies de la rosée de l'ineffable. C'est là, seul à seul avec elles, et pour la première fois peut-être depuis les temps lointains d'Orphée ou ceux de la Légende d'Or et peut-être des petites fleurs de saint François d'Assise au cœur de la Chrétienté, c'est là, et grâce à elles, que le regard soudain se dirige dans le sens vrai de toutes choses, qu'il obéit à un orient véritable et qu'il cherche, au-delà de la pénétration, l'accord. la poésie retrouve son ambition essentielle qui se tient grande ouverte, intéressant directement l'existence même de l'homme au sein de l'univers, et non plus son décor ; faite pour vivre et non pour être faite, comme la feront Mallarmé, Valéry, frileux qui s'emmitouflent de frivolités : ouverte et son langage ouvert jusque dans ses ténèbres à l'espérance, de nouveau, réinventant sa lumière et la communiquant, bien au-delà de ce qu'on pu vouloir les ambitions verbales ou désirer les ambitions humaines, déposant là pour nous, en nous, maintenant et à jamais, le germe même de sa promesse inépuisable, dont la passible fleur s'enracine et s'épanouit, pour sa métamorphose, au profond de la chair de notre pire désespoir. Et son parfum, s'il nous enchante de son miracle, c'est qu'enfin celui-là ne peut pas nous mentir, puisqu'il naît véritablement du fumier de notre puanteur.

"Novalis et la vocation d'éternité", 1966.